Avant-propos
En 2022, le Conservatoire à Rayonnement Régional de Versailles m’a demandé d’écrire de courtes pièces destinées à un cursus de musique d’ensemble, ouvert à tous les instruments, et pour une liste très précise, en l’occurrence cette année-là :
3 violons, 1 hautbois, 2 saxophones, 1 orgue, 2 pianos, 4 clarinettes
Chargé de diviser cet effectif en petits groupes non dirigés, et manquant de cordes et vents graves qui m’auraient permis de retrouver les formations habituelles (trio, quatuor, quintette à vent, etc…), j’ai choisi de regrouper par timbres homogènes, en quatre groupes principaux :
- Piano à 4 mains
- Hautbois et saxos (avec piano)
- Quatuor de clarinettes (avec piano ou orgue positif)
- Trio de violons (avec orgue)
Il m’est alors venu l’idée de réunir ces pièces en une « promenade » entourant de petits « tableaux », comme le fit Moussorgski.
Un sujet s’imposait : les jardins de Versailles, connus du monde entier.
Je repris alors dans ma bibliothèque un joli petit livre, édité par la Réunion des Musées Nationaux en 1982 :
Manière de montrer les jardins de Versailles, par Louis XIV….
…étonnant! Ce texte (1689), non publié du vivant du Roi-Soleil, s’avère en fait très technique : consignes précises destinées à la visite des jardins, avec un parcours choisi, destiné à provoquer l’admiration des visiteurs en dévoilant peu à peu ces jardins uniques, ce vrai chef d’œuvre de Louis XIV.
La pensée du Roi et l’art de Le Nôtre, intimement liés, apparaissent ici dans leur lumineuse cohérence…
Quand on parcourt les jardins, on devrait tenir en main ce livre, plutôt qu’un audioguide….on y verrait les jardins tels qu’à l’époque, avec certains bosquets disparus (le labyrinthe, la montagne d’eau…).
Le discours de Louis XIV ne concerne que les bosquets, pièces d’eau ou sculptures situés entre le château et le Grand Canal. Les Trianons sont postérieurs.
Mais le parcours royal était trop grand pour ma commande, et j’ai dû en adapter l’itinéraire. Au lieu d’un aller-retour circulaire entre château et Grand Canal, j’ai imaginé, en plein milieu, que la promenade à pied devenait aérienne ; plutôt que montgolfières, des êtres immatériels, les drones-zéphirs, assurent alors une mystérieuse translation entre le char d’Apollon, le Dragon et Neptune….J’ai aussi proposé une échappée finale vers la Plaine de Versailles irriguée par le charmant Ru de Gally, dont le Roi parle à demi-mot (…on ira vers les sources…)
L’eau est d’ailleurs à Versailles spectacle d’opéra : les grandes eaux, à l’origine de travaux herculéens souvent ultramodernes (machine de Marly, rigoles de Saclay, aqueducs de Buc ou de Maintenon), animent ces jardins et créent la féerie. Leur puissance étonnante m’a conduit à regrouper parfois tous les instruments avec des « arpèges aquatiques ». Les pianos, jouant quelques percussions, déclenchent alors les jets comme les fontainiers d’autrefois.
Présentation des différentes pièces
Promenade P1 (piano 4 mains)
On part du château par l’allée royale, puis on l’observe depuis le bassin de Latonne, dont les célèbres grenouilles sont nommées « lésars ». Rythme obstiné du piano, strié par l’appel « LE ROY »…
1- Tanaisie ( saxo soprano, hautbois, piano, avec tenue d’orgue)
Duo très orné et entrelacé, jouant sur la parenté de timbre entre les deux instruments ; l’orgue tient un ré (=T)
La tanaisie, plante aromatique commune dans la campagne versaillaise, possible antidote aux miasmes des marécages encore nombreux à l’époque ?
…. Forte odeur de térébenthine…. Chassant les miasmes méphitiques, …….. Acre parfum de naphtaline, …….. Des mites, assassin diabolique.
Promenade P2 (piano 4 mains) Allusion à la célèbre orangerie, située au sud, et arrivée au Labyrinthe, dont le texte cite les canes et le chien.
Cheminement sinueux symbolisé par des doubles croches continues dans l’aigu du piano, reliant entre eux les noms des bassins (automne, été) ou des allées (marmousets, petite Venise….)
2- Labirinte (orgue et 3 violons)
Le Labirinte, remplacé sous Louis XV par le très classique Bosquet de la Reine, proposait un plan biscornu, dissimulant 39 statues animalières des fables d’Esope…Les 3 violons varient, entrelacés, l’arpège issu du sol# (=L) ; l’orgue place furtivement les noms des animaux familiers d’Esope (et de La Fontaine) : coq, renard, geai, singe…. le nombre 39 unifie le tout.
La dernière section reprend les rythmes fantasques de l’ouverture du Platée de Rameau (1745) que le Roi aurait peut-être appréciés….
Promenade P3 (piano 4 mains)
Nous allons au Bassin du Miroir, face à l’Isle Royale, transformée depuis en Jardin du Roy (plutôt à l’anglaise) ; les pianos commentent les richesses de ce lieu, énoncées soigneusement une à une : coquilles, ceintres, portiques…
On traverse la Girandolle.., et on se dirige vers le bassin d’Apollon, en s’arrêtant à la Colonade. Cet endroit merveilleux d’élégance, ainsi que la salle des Marronniers toute proche (uniquement végétale) sont basés sur les chiffres 32 et 28 (deux fois 14 !)
3- Surgis du Miroir (orgue et 4 clarinettes)
Cette pièce reprend le parcours précédent ; l’orgue positif, au son fragile de flûte à bec) y miroite contre l’orgue sonore des clarinettes. Le nombre 28, composé de 2 (un ton) et de 7 (une quinte juste), impose ses harmonies, dans l’air ou dans l’eau (renversées par le reflet) ; exemples d’harmonies « 28 » : sol/ré/mi/fa#, ou son renversement réb/mib/fa/do
Sonorités étranges, aquatiques, des multiphoniques.
Tournoiement final autour du mot COLONADE, 12 fois répété, en accelération.
(l’Ile Royale, par E. Allegrain)
…Translation … par … drones-zéphirs…. (tutti)
C’est ici que la technologie moderne vient perturber la belle ordonnance royale…Louis XIV ne connut pas les grands aérostats. Pour aller directement d’Apollon au bassins de Neptune et du Dragon, situés complètement au nord, une Promenade était trop lente, il fallait une Translation ! …les Drones-zéphirs, étranges hybrides immatériels, s’en chargeront, symbolisés par des lignes légèrement inclinées et intermittentes : des pizzicati discrets des violons s’y mélangent avec les staccatos légers des vents…et on atterrit au Dragon….
4- Eaux et feux du Dragon (Tutti)
Les pianos déclenchent les trois autres groupes, fonctionnant en « réservoirs » qui figurent les innombrables jets d’eau qui s’entrecroisent librement. Leurs trajectoires, en intervalles ascendants qui diminuent peu à peu, décrivent précisément celle de l’eau…
C’est ici le plus haut jet d’eau de Versailles, que le maléfique dragon projette à 40 m environ…hauteur de l’aqueduc de Marly !
Après une séquence très pulsée, un tam-tam et une cymbale nous aveuglent de leur écume…et le saxophone alto nous envoie un dernier jet, le plus puissant, celui du dragon…
Promenade P4 (résonance seule des pianos et percussions)
….Discours étrange, où le Roi évoque une montagne, puis une étoile ???
5- Aster Montana (piano et 2 saxos altos, avec tenue des violons en harmoniques)
La forme géométrique la plus inattendue : un pentagone, invisible du sol, dessine une étoile, génératrice du nombre d’or.
La richesse luxueuse de cet endroit, insoupçonnable aujourd’hui, nous est transmise par les tableaux de l’époque : la Montagne d’eau était un sommet de l’art hydraulique…
La pièce en trio est entièrement basée sur des intervalles (1,2, 3 ; 5, 8 , 13….demi-tons) et des tempi métronomiques (55, 89, 144, 233…) pris dans la célèbre suite de Fibonacci qui mène au nombre d’or…et dont les spirales se croisent au centre des asters ou des tournesols…
Promenade P5 (piano 4 mains, orgue, violons en harmoniques)
On revient par le nord vers le canal, en passant par le bassin de l’Encelade, à rebours du chemin royal…
6- Lancellade enseveli (piano et 4 clarinettes)
Le géant Lancellade (Egkelados en grec) ayant défié les dieux, subit le châtiment de Zeus. Il s’enfonce dans les eaux, écrasé par les montagnes qui formeront la Sicile.
Le Roi a choisi cette sculpture hyper-réaliste que la restauration en dorures souligne, surtout cette main qui sort de terre….
Ici le piano et les clarinettes se livrent un combat sans merci. Et le piano, énonçant Götterdämmerung (Crépuscule des Dieux), reprend le rythme implacable du thème wagnérien en chute infinie.
7- Eaux et Feux du Canal (Tutti)
Apothéose finale des grandes eaux : au signal des percussions, un orchestre de trajectoires liquides, répétées en boucle, alterne avec des solistes plus discrets, pendant le récit. Le Roi récapitule cette perspective grandiose : bassin de Latonne, allée royale, bassins d’Apollon, et l’extraordinaire Canal en forme de croix arrondie. Il évoque l’emplacement du Trianon encore inachevé, évoquant pour finir d’énigmatiques sources…
Promenade P6 (piano 4 mains, 3 violons, hautbois, 2 clarinettes, orgue)
La petite rivière de Gallie (ou rû de Gally) nait ici, près du Canal qu’elle alimente, et va serpenter dans la plaine de Versailles, vers la Mauldre et la Seine. Son thème (sol-la-sol#-sol#-do#-mi), doucement chanté par le hautbois, va se fondre dans le lointain du couchant.
On sort des jardins, et aussi du texte royal…
Près de quatre siècles plus tard, face au château, aucun bâtiment dans la ligne du canal ; la plaine, doucement bosselée, est restée vierge de toute construction humaine.
le ru de Gally entre Rennemoulin et Chavenay
8- Euphorbe (Piano, hautbois, saxo soprano)
Il nous tire du sommeil ….. Le bel euphorbe réveil-matin, Et sa fière allure de pin parasol…… De ses tiges, acides comme l’oseille, S’écoule un lait amer comme chicotin…
Cette pièce « botanique » referme la promenade, en écho à Tanaisie, avec la même formation en trio. L’orgue tient un SI d’un bout à l’autre, en hommage à la célèbre Sequenza pour hautbois solo de Luciano Berio. Mais ici le H (si) est au centre de l’eupHorbe… Cette note centrale possède beaucoup de sonorités et doigtés différents sur le hautbois ; d’où de nombreux jeux de couleurs. L’orgue reste seul, et signe discrètement « LOUIS ».
Alain Louvier
Novembre 2022
