Note de l’auteur

            Le plain-chant, longtemps oublié, est – depuis plus d’un siècle – redécouvert par les musicologues et les compositeurs, et reconnu comme une source essentielle de notre musique européenne.

            Même si j’admire profondément les Requiem ou autres dramaturgies remplies de Dies Irae (Mozart, Berlioz, Liszt….), j’ai toujours regretté que la joie du plain-chant, tour à tour sereine ou jubilatoire, soit si peu évoquée…sauf par quelques grands compositeurs-organistes, dont Olivier Messiaen, qui déclare carrément :

 si l’on chantait le plain-chant avec l’allégresse et la rapidité qu’il comporte, on l’aimerait tellement qu’on ne pourrait plus s’en passer…. 

            Depuis longtemps je rêvais de réunir deux lumières musicales absolues : la voix aigüe (femme ou enfant), symbole de pureté, et la résonance complexe d’un grand piano, symbole de lumière.

            Le piano de Debussy avec du plain-chant ??? Cela peut paraître étonnant, voire provocateur…Mais il fallait tenter cette alliance improbable.

            Dans le répertoire grégorien, les chants en l’honneur de la Vierge Marie brillent d’une lumière singulière ; le 7ème mode (mode de sol) y est omniprésent, comme dans les chants de Noël (le Puer natus est, par ex.)

            J’ai donc choisi dans ce corpus quelques chants célèbres depuis Monteverdi (Ave Maris stella), ou d’autres moins connus, les ai ornementés, re-prosodiés, rythmés parfois de manière presque populaire (ce que faisaient les troubadours)… Et le piano se mue parfois en jeu de cloches ou en cymbalum…l’emploi de la 3ème pédale « sustain » est capital, et devra faire l’objet des soins indispensables.

            L’équilibre sonore devra tenir compte des déplacements du chant, qui doit commencer invisible, et terminer de même (ou au moins très lointain); une acoustique d’église peut convenir, en adaptant s’il le faut les résonances et les dynamiques.

1 – Ave Maris stella ….

Hymne séculaire, merveilleuse ligne mélodique,  l’Ave Maris Stella « Salut, Étoile de la mer », est l’un des chants les plus connus du répertoire liturgique grégorien (en gras les versets utilisés ici)

Ave, maris stella,
Dei Mater alma,
Atque semper Virgo,
Felix cæli porta.
Salut, étoile de la mer,
Mère de Dieu féconde,
Salut, ô toujours Vierge,
Porte heureuse du ciel !
Sumens illud Ave
Gabriélis ore,
Funda nos in pace,
Mutans Hevæ nomen.
Vous qui de Gabriel
Avez reçu l’Ave,
Fondez-nous dans la paix,
Changeant le nom d’Ève .
Solve vincla reis,
Profer lumen cæcis,
Mala nostra pelle,
Bona cuncta posce.
Délivrez les captifs,
Éclairez les aveugles,
Chassez loin tous nos maux,
Demandez tous les biens.
Monstra te esse matrem,
Sumat per te preces,
Qui pro nobis natus
Tulit esse tuus.
Montrez en vous la Mère,
Vous-même offrez nos vœux
Au Dieu qui, né pour nous,
Voulut naître de vous.
Virgo singuláris,
Inter omnes mitis,
Nos, culpis solútos,
Mites fac et castos.
O Vierge incomparable,
Vierge douce entre toutes,
Affranchis du péché,
Rendez-nous doux et chastes…..
Amen Amen
  

Cette version, sans doute de Venance Fortunat, est la plus connue, mais n’est citée que dans la coda de ce 1er chant. Le début carillonnant du piano (à jouer comme un cymbalum hongrois) utilise un autre Ave Maris stella, en mode de sol plagal (7ème mode) :

Au milieu de la pièce sont superposés  des rythmes de danses médiévales, de chants de troubadours, souvenir d’une époque où sacré et profane s’entremêlaient.

2 – Beata es, Virgo Maria ….

Texte de l’offertoire de la Messe de l’Assomption, souvenir du dialogue avec l’ange de l’Annonciation ; un saisissant paradoxe philosophique en est l’essence : Marie a « engendré son créateur » ….

  Beáta es, Virgo María, quæ Dóminum portásti, Creatórem mundi : Genuísti qui te fecit, et in ætérnum pérmanes Virgo. Vous êtes bienheureuse, ô Vierge Marie, qui avez porté le Seigneur Créateur du monde :  Vous avez engendré Celui qui vous a faite, et vous demeurez Vierge à jamais.
Ce second chant lit intégralement le texte grégorien en « élargissant » harmoniquement le mode de sol original  (les  mots creatorem et qui te fecit génèrent des cadences  ornementales du piano).  L’Alléluia terminal est traité en cloches vocales, avec accents rythmiques.

….  Interlude ….  Pendant que la chanteuse murmure, en boucle, « in petto », les voyelles d’un vieil Ave maris stella en mode de mi (4ème mode), le piano en donne une version carillonnante….attacca

3 –  O prima, Virgo, prodita

 ….Quelques lignes d’une hymne des Vêpres Solennelles  de l’Assomption,

O prima, Virgo, pródita             E Conditóris spíritu,         Prædestináta Altíssimi

Gestáre in avo Fílium;         Tu perpes hostis fémina       Prænuntiáta dæmonis

Ad nos, triúmphans, éxsules,                    Regína, verte lúmina,

            Ce chant très pur à l’allure diatonique est ici promené de registre en registre, formant de courtes arabesques entrelacées de quartes et neuvièmes, sur lequel se greffent quelques incrustations d’éléments vocaux…tout mène à la coda monodique baignant dans une pédale solaire d’un piano-vibraphone qui orchestre un plain-chant rubato, à peine modifié. Il faudra veiller à bien y doser les harmoniques ajoutés de la main droite, qui viennent enrichir ce timbre campanaire.

4 – Alleluia, Virga Jesse floruit ….

Virga Jesse floruit:
Virgo Deum et hominem genuit:
pacem Deus reddidit,
in se reconcilians ima summis.
Alleluja5.
Le rameau de Jessé a fleuri :
La vierge a engendré un Dieu et un homme :
Dieu a rétabli la paix,
Réconciliant en lui les plus humbles et les plus hauts.
Alléluia.

            Ce superbe Alléluia en 8ème mode prend sa force de la clausule finale qui revient sans cesse atterrir sur la teneur sol…

            Après quelques présentations variées de l’Alléluia, une dernière partie rapide (jubilatoire), transposée sur sol#, voit le chant s’éloigner et repartir vers la coulisse opposée.

            Le piano environne en échos, doublures spectrales, déformations furtives des cellules du plain chant…

            Chacun de ces 4 Chants sacrés se termine par une harmonie complexe (expliquée sur la partition) correspondant à sa date d’achèvement, traduit en nombres de jours écoulés dans l’ère chrétienne. Ainsi pour le 4ème chant, le 5 novembre 2017 sera le 736640ème jour ; comme dans nombre de mes œuvres, ce nombre est divisé en facteurs premiers lus en demi-tons (ici 2 = ton, 5 = quarte juste et 1151, traduit en base 12)

            Ces harmonies-couleurs donneront certainement à ces sonorités finales un côté vitrail à la Messiaen, ce qui est  un juste retour des choses….

                                                                                                          Alain LOUVIER (2018)

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